Leçon de Crise
Henri REGNAULT, LA CRISE, N°17, septembre 2011, De la ploutocratie en Amérique
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LA CRISE
N°17, Septembre 2011
Lettre plus ou moins trimestrielle, gratuite et sans abonnement !
De la ploutocratie
1 en Amérique
:
Lettre ouverte à Alexis de Tocqueville
Résumé.
Après avoir penché dans le sens de l’inégalité, le balancier de l’histoire des démocraties devrait revenir
vers l’égalité. Si c’est le cas nous devrons nous en féliciter, car c’est une condition indispensable pour échapper
au déclin de l’Occident et ranger l’analogie avec la chute de l’Empire romain au rang des accessoires littéraires.
Alexis Charles-Henri-Maurice Clérel de Tocqueville (1805-1859)
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Lettre ouverte à Alexis de Tocqueville p.2
1. Conjoncture immédiate : vue imprenable sur le Gouffre Infernal p.3
2. Géopolitique tendancielle : Etats-Unis d’Europe / Etats-Désunis d’Amérique ? p.6
3. Et mes sous dans tout ça : faut-il acheter de l’or ? p.9
4. Le coin de l’intello : entre démocratie et ploutocratie p.13
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du grec ploutos, richesse et kratos, pouvoir, autorité. Plus de précisions en rubrique
4. Le coin de l’intello
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Source :
http://www.nndb.com/people/974/000084722/
Henri REGNAULT, LA CRISE, N°17, septembre 2011, De la ploutocratie en Amérique
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Mon cher Alexis,
Quand j’étais en classe préparatoire HEC, nous avions au programme des concours ta
« Démocratie en Amérique ». J’avais modérément apprécié, plus intéressé par Sartre, Herbert
Marcuse, voire même par Raymond Aron. A ma décharge, à l’époque, parler de démocratie
n’était pas très vendeur et ce n’était pas avec ça qu’on pouvait faire une dissertation
originale au concours: bref, c’était d’un banal… désespérant. Mais si tu revenais
aujourd’hui parmi nous, sans doute aurais-tu du mal à reconnaître les Etats-Unis
d’Amérique que tu nous as décrits. D’une démocratie jusqu’au troisième quart du 20
ème
siècle,
ils sont devenus à la fin du 20
ème
siècle, au-delà d’un système électoral inchangé, une
véritable ploutocratie, notamment sous la conduite apparente d’un acteur, un certain
Ronald Reagan dont le plus mauvais rôle fut bien celui de sa Présidence, et sous la direction
effective des factions ploutocratiques visant à exonérer les plus riches de leurs responsabilités
vis-à-vis de l’ensemble du corps social dont ils tirent pourtant leur richesse, par leur propre
talent parfois (et il est juste que le talent soit rémunéré), un simple héritage le plus souvent
et quelques fois, hélas, leur perversité cupide ou mafieuse.
Je crois me souvenir que tu craignais que l’amour de l’égalité inhérent à la démocratie n’entre
en contradiction avec la liberté et que la loi de la majorité ne débouche sur des restrictions
des libertés. Je te rassure tout de suite : comme tu pourras le voir plus loin dans cette lettre,
les Etats-Unis ont su mettre en place un système très inégalitaire, dans lequel le centième le
plus riche de la population reçoit presque le cinquième du revenu national et peut en jouir en
toute liberté sinon en toute bonne conscience. Néanmoins, je ne suis pas certain que tu
aimerais l’Amérique d’aujourd’hui, démocratie dans les formes apparentes de la gouvernance,
ploutocratie dans la réalité de l’exercice du pouvoir au service des plus riches. Pas plus tu
n’aimerais le reste de ce qu’on appelle l’Occident (principalement ta vieille Europe) qui s’est
largement alignée sur les normes politiques et sociales américaines, sans parvenir à autant
d’inégalités qu’en Amérique. Je te dédie donc ce 17
ème
numéro de ma lettre trimestrielle LA
CRISE, sorte de Journal de bord d’un officier de marine traversant l’océan déchaîné d’une
convulsion historique majeure. Pour te faire comprendre la nature de ce que nous vivons, la
seule analogie qui me semble parlante, relativement à ta culture, est celle de la chute de
l’empire romain. Mais, si l’Occident vacille, il n’est pas certain qu’il s’effondre : l’analogie
illustrative avec l’Empire romain n’est donc pas forcément prédictive de l’issue. Quant à la
démocratie, peut-être parviendrons-nous à la sauver … mais il va falloir s’y coller en
urgence, sans craindre qu’un peu plus d’égalité ne soit liberticide, bien au contraire.
Je te prie d’agréer, mon cher Alexis, l’expression de mes sentiments les plus démocratiques.
Henri REGNAULT
Henri REGNAULT, LA CRISE, N°17, septembre 2011, De la ploutocratie en Amérique
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1. Conjoncture immédiate : vue imprenable sur le Gouffre Infernal
“Hier nous étions au bord du gouffre, depuis nous avons fait
un grand pas en avant” Phrase attribuée à de nombreux
hommes politiques, dans de nombreux pays... par pure
malveillance bien sûr!
Quelle surprise! La crise ne serait donc pas finie! Eh oui, la recession est de retour en
Occident et la croissance mollit ailleurs: voilà qui ne devrait pas trop surprendre mes lecteurs
habituels. Mais là n’est pas le plus grave, dont il vaut mieux que vous soyez prévenus au plus
vite: la dette des pays développés ne sera pas vraiment remboursée...parce qu’elle n’est pas
vraiment remboursable (en soi ou au minimum à sa parité de pouvoir d’achat à la
souscription), sinon en provoquant des catastrophes bien pire que les désagréments liés au
défaut de paiement.
Le principe du moindre trouble impose ce défaut – plein dans certains cas, relatif dans
d’autres - qui vaudra mieux que d’asphysier l’économie réelle pour convaincre les marchés de
rouler cette dette à l’infini sans espoir de la voir diminuer véritablement et encore moins de la
voir totalement remboursée un jour à sa valeur de souscription. Plutôt que de conduire les
peuples au désespoir, au milieu de torrents de larmes et de bains de sang, bien des Etats vont
choisir la voie du défaut franc ou déguisé, en fonction des circonstances et des rapports de
force, c’est à dire de sacrifier les investisseurs sur l’autel de la raison d’Etat, ce ne sera ni la
première ni la dernière fois, car telle est la loi de l’Histoire. Les Etats devront réapprendre à
équilibrer leur budget, mais sans la pleine charge de la dette ce n’est pas mission impossible.
Les épargnants retiendront que prêter aux Etats peut nuire gravement à leur santé financière.
Et dans cinquante ans tout cela aura été oublié... et ce sera reparti pour un tour d’endettement
raisonnable, puis grandissant, puis déraisonnable et imposant le défaut.
Toutefois, même si l’issue du défaut me semble de plus en plus probable, ne vous attendez
pas demain matin à des annonces brutales, spectaculaires et irréversibles: le supplice des
épargnants sera long et raffiné. Car le défaut de paiement ne signifie pas que du jour au
lendemain les flux financiers des débiteurs vers les créanciers vont brusquement s’interrompre
(sauf cas extrême, dit de la méthode bolchévique): il y a beaucoup plus subtil et les pays
concernés s’emploieront à panacher les diverses méthodes possibles, tout en évitant de
recourir à la méthode bolchévique... par trop voyante! Entre faux espoirs et remissions
momentanées, le sort des investisseurs en dette souveraine est scellé. Reste, pays par pays, à
fixer les modalités précises de la spoliation. Dans le cadre de mon rôle de consultant non
sollicité et non rémunéré... je livre aux autorités compétentes un petit vademecum du défaut
de paiement sous forme d’une typologie des formes de défaut sur dette souveraine (page
suivante):
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Typologie des défauts de paiement sur dette souveraine
Méthode
Explicitation
Commentaires
Bolchévique
Je ne rembourse pas, un point c’est
tout et vas te faire… salopard de
capitaliste !
Méthode soviétique pour traiter les
célèbres emprunts russes. Peu compatible
avec un retour rapide sur le marché. Fusil
à un coup !
Régalienne
Je dois assurer la continuité de
l’Etat et l’ordre public, contre vents
et marées. Je réquisitionne ton
épargne en bons du Trésor, tu ne
peux pas en sortir jusqu’à nouvel
ordre.
Méthode du
corralito
décrite dans LA
CRISE N°16. Idéal, à titre conservatoire,
pour un Etat endetté dans une monnaie
qu’il ne peut pas créer. Peut s’additionner
à de la souscription obligatoire pour les
nationaux.
Misérabiliste
Je n’ai pas les moyens de te payer,
faut me faire un rabais et
m’accorder des délais
supplémentaires
Méthode la plus courante, approuvée par
les plus hautes autorités (FMI) mais
assortie de mesures d’austérité à titre de
repentance. .. du peuple.
Faux‐cul
Ma main droite te rembourse
pendant que ma main gauche te
fait les poches
Idéal pour un Etat dont les créanciers sont
ses propres citoyens nationaux (exemple
Japon). Inopérant lorsque la dette est
internationalisée.
Monnaie de
singe
Pas de chance pour toi : je te
rembourse dans une monnaie dont
le pouvoir d’achat n’est plus ce qu’il
était quand tu as souscrit
Suppose d’organiser la dépréciation
interne (inflation) et/ou internationale
(dévaluation) de sa monnaie pour un pays
endetté dans sa monnaie nationale.
On peut penser que les Etats-Unis vont choisir (ont déjà choisi) la voie
monnaie de singe, en
organisant la dépréciation du dollar par rapport aux autres monnaies. Mais que feront-ils
lorsque les prêteurs étrangers ne voudront plus de monnaie de singe : voie
régalienne
pour les
étrangers,
faux-cul pour les nationaux ? En zone « Euro canal historique » la voie
monnaie de
singe
est bloquée par une Allemagne allergique à toute forme de dépréciation monétaire (ils
ont donné après la première guerre mondiale et ils en gardent un souvenir cuisant… Hitler et
la deuxième guerre) : seule la voie
misérabiliste
semble ouverte ; elle tiendra un certain temps
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mais si un minimum de mutualisation ne se met pas en place, les plus faibles sortiront de
l’Euro avec une mesure
régalienne(conversion de la dette Euro en nouvelle monnaie
nationale, à parité… soit un
Euro Club Med pour un Euro canal historique
) pour ensuite
emprunter (si j’ose dire !) la voie
monnaie de singe par dépréciation de l’Euro Club Med
.
Ces défauts multiformes sur la dette, dont les marchés ont commencé à entrevoir avec horreur
les tenants et aboutissants en ce mois d’août 2011, spolieront les détenteurs finaux de la dette
(les créanciers) selon des coefficients de perte variables, fragiliseront de nombreuses banques
et assurances et entraîneront la faillite des plus faibles d’entre elles, qu’aucun Etat n’a plus les
moyens d’aller sauver, sinon par nationalisation et indemnisation des actionnaires (et
détenteurs d’obligations) à la valeur effective de leur capital : zéro ! Dans ces conditions, si
l’effondrement du système financier mondial n’est pas une certitude (rien n’est jamais écrit à
l’avance et les ruses de l’Histoire sont imprévisibles) il est aujourd’hui l’hypothèse la plus
raisonnable. Mais ce ne serait là qu’une péripétie de l’histoire économique ! Le véritable
enjeu est de savoir si cet effondrement se fera dans :
- une démarche ordonnée de préservation des activités bancaires de dépôts et de crédit à
l’économie réelle (ce qui suppose que les autorités de régulation et banques centrales soient
prêtes à mettre en oeuvre rapidement une telle solution… ce que je ne sais pas… on ne me dit
pas tout !)
- ou dans l’anarchie d’une tentative désespérée – vouée à l’échec – de sauver l’ordre financier
des dernières décennies, fondé sur la banque universelle, véritable salmigondis d’activités
bancaires traditionnelles et d’exubérance spéculative (vente à découvert, assurance d’un
risque sans préjudice - les CDS - et achat/vente à terme purement spéculatif sans implication
dans l’économie réelle du secteur).
Dans le premier cas nous connaitrons quelques sueurs froides et assisterons en direct aux
revers de fortune des plus exposés aux actifs financiers, mais l’économie réelle s’en remettra
plus vite qu’on ne le pense et n’en prospérera que mieux par la suite, arrêtant de se faire
pomper la valeur ajoutée par les parasites de la finance. Les défis à affronter seront alors ceux
que j’énonçais dans mes scénarios de long terme en janvier 2010 (LA CRISE N°10) et en
particulier les défis énergétiques et alimentaires. Dans le deuxième cas nous devrions
bénéficier d’une visite en profondeur du Gouffre Infernal (cf. mes scénarios de court terme
dans LA CRISE N°10) et je ne sais pas dans quel état nous en ressortirons : pas frais en tout
cas et avec une sacrée gueule de bois… dans l’hypothèse la plus favorable.
Où l'on nous explique que le vol de l'épargnant d'Etat n'est pas un vol...